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Quel avenir pour le mouvement de Gülen en Asie centrale et dans le Caucase depuis le coup d’état manqué ?

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Introduction

Dans une école au Sénégal, 2013

Dans une école au Sénégal, 2013

Fondée sur des affinités religieuses et personnelles, mais surtout sur des intérêts stratégiques communs face aux mêmes « ennemis » kémalistes, une solide alliance a longtemps lié Recep Tayyip Erdoğan et Fethullah Gülen. Pendant une décennie, les partisans de l’AKP et les disciples du mouvement hizmet ont travaillé main dans la main tant en Turquie qu’à l’étranger. Dans cette alliance qualifiée à tort de connivence, alors qu’elle est des plus naturelles, chacun y trouvait son compte. L’AKP au pouvoir a permis au mouvement de Gülen de s’installer dans certaines structures de l’État. En échange, grâce à son armada d’éducateurs, de journalistes et d’intellectuels, le mouvement hizmet a mis ses réseaux et son soft power au service de l’AKP et de sa diplomatie à l’étranger. Pour des raisons qui demeurent encore mystérieuses mais dont on sait qu’elles étaient liées à des désaccords dans la gestion du pays et au partage du pouvoir, enlevé aux kémalistes, les deux leaders et leurs familles respectives ont vu leur amitié s’éroder. Les divergences de points de vue entre Erdoğan et Gülen en matière de politique extérieure turque notamment ont concouru à ce lent mais progressif divorce. Outre le changement d’attitude de l’AKP vis-à-vis d’Israël à partir de 2009 (voir notre édition du 1 juin 2010), c’est surtout la rivalité souterraine entre Erdoğan et Gülen, à partir de février 2012 (voir notre édition du 24 février 2012), qui entame la rupture. Le summum fut atteint avec la crise majeure de décembre 2013 (voir notre édition du 18 décembre 2013), quand le camp güleniste a tenté de déstabiliser voire destituer le pouvoir en dénonçant plusieurs scandales de corruption impliquant Erdoğan et son entourage. Depuis cette date, une guerre ouverte est déclarée. Elle est asymétrique puisque du côté de l’AKP c’est tout l’appareil étatique, y compris la diplomatie, qui est mobilisée pour détruire le mouvement de Gülen. Les purges vont bon train dans tous les corps d’État infiltrés. Depuis le coup d’État manqué du 15 juillet, attribué aux gülenistes par l’AKP, cette guerre est totale au point d’être menée tous azimuts et sans rationalité apparente. Les purges dans les diverses administrations publiques, mais aussi dans le secteur privé avec la confiscation et la fermeture de nombreux établissements éducatifs et entreprises contrôlées ou liées à des proches de Gülen, c’est tout le mouvement hizmet, aux sources financière asséchées, qui est en voie de démantèlement.

Une classe en Mauritanie, 2013

Une classe en Mauritanie, 2013

Mais qu’en est-il à l’étranger où – et c’est là sa force et sa particularité – le mouvement Gülen a toujours été fort influent ? La crise de décembre 2013, mais surtout la guerre totale qu’Erdoğan vient de lancer depuis le 15 juillet va sans doute bouleverser le destin du mouvement à l’étranger. Ce dernier a non seulement perdu tout le soutien dont il bénéficiait de la part de la diplomatie turque, mais celle-ci a désormais pour consigne précise de le détruire partout où il est actif. Quelles seront les stratégies de survie du mouvement à l’étranger, et comment réagiront les pays d’accueil aux pressions turques pour fermer les établissements de Gülen et confisquer ses avoirs ? Trois terrains d’observation méritent un intérêt particulier tant ils ont une importance stratégique aussi bien pour la Turquie que pour le mouvement de Gülen. Il s’agit du Caucase, de l’Asie centrale et des États-Unis, où Gülen vit en exil volontaire depuis 1999.

La force des réseaux de Gülen dans l’ex URSS

En Turquie comme à l’étranger, il n’est pas toujours facile d’identifier un individu ou une entreprise émanant de la mouvance de Fethullah Gülen. Schématiquement, être güleniste c’est se reconnaître dans les valeurs ou avoir été influencé par les écrits et les idées de Fethullah Gülen. Sur le terrain, c’est s’impliquer et participer avec conscience et conviction à la promotion de ses idées. Au sens encore plus strict, c’est entrer dans le cercle intime et parfois caché du maître pour la réalisation de ses objectifs spirituels, économiques ou politiques. Ainsi, il n y a pas qu’une seule façon d’être dans le mouvement. On peut adhérer à des degrés divers d’engagement, d’implication et de loyauté. Dans une même entreprise dite güleniste, comme par exemple une école, un journal, ou même une fondation dont la raison d’être était de promouvoir les idées de Gülen, comme la fondation des journalistes et des écrivains de Turquie, le management de l’entreprise est contrôlé par des gülenistes convaincus, alors que dans des échelons inférieurs on peut très bien trouver de simples secrétaires ou rédacteurs qui n’ont rien lu, voire jamais entendu parler de Fethullah Gülen.

Kazakhstan, 2015

Kazakhstan, 2015

Kazakhstan, 2015

Kazakhstan, 2015

Kazakhstan, 2015

Kazakhstan, 2015

Kazakhstan, 2015

Kazakhstan, 2015

Pour ce qui est des établissements du mouvement hizmet à l’étranger, il convient de rappeler qu’il s’agit surtout d’écoles, d’entreprises, de journaux ou de centres culturels ou de dialogue interreligieux qui ont été mis en place par des individus ou groupes privés plus ou moins influencés par les idées et les enseignements de Fethullah Gülen, soit au cours de leur formation, soit par adhésion tardive au mouvement. À partir des années 1990, l’implosion du bloc de l’Est coïncide avec le passage de la Turquie à l’économie de marché, et les Balkans, le Caucase et l’Asie centrale, espaces appartenant à la sphère post-ottomane ou turcique s’ouvrent à la Turquie. C’est dans ce contexte favorable que, bénéficiant du soutien de la diplomatie kémaliste turque d’abord réticente et suspicieuse vis-à-vis du mouvement de Gülen1, le mouvement s’est fortement implanté dans des espaces géographiques où la Turquie avait des intérêts divers, et bénéficiait d’un capital de sympathie par l’histoire et les identités partagées. À partir de 2002, l’arrivée au pouvoir de l’AKP renforce le mouvement en Turquie, mais aussi à l’étranger où les ambassades turques passent d’un soutien pragmatique aux établissements gülenistes, à une vraie coopération fondée sur des valeurs partagées et des objectifs communs. Dans la diplomatie turque, le sentiment est fort que les écoles de de Fethullah Gülen ont leur place dans la stratégie de puissance de la Turquie, dans les zones d’influences traditionnelles, mais aussi dans les nouvelles terres de conquête, notamment sur le continent africain. Ainsi, c’est grâce à l’appui diplomatique des gouvernements kémalistes, puis, à partir de 2002 à la bonne entente naturelle avec l’AKP que le mouvement de Gülen s’est doté d’un remarquable réseau éducatif dans des dizaines de pays à travers le monde. À la veille de la crise de décembre 2013, ce réseau était encore considérable et l’est encore aujourd’hui. Mais en quoi consiste-t-il ? Reprenons quelques chiffres pour des régions importantes pour la Turquie. L’espace post soviétique – mais la même chose pourrait être dite pour l’Afrique – offre une vision claire des enjeux de la lutte à venir entre l’État turc et les réseaux de Gülen.

Turkménistan, 2008

Turkménistan, 2008

Turkménistan, 2008

Turkménistan, 2008

Turkménistan, 2008

Turkménistan, 2008

En Ouzbékistan, pays le plus peuplé d’Asie centrale et le plus riche en patrimoine spirituel et intellectuel, berceau de plusieurs hautes figures intellectuelles qui ont marqué la civilisation islamique comme Ismail al Buhari et Bahauddin Nakshibend, le mouvement de Gülen avait massivement investi. Jusqu’en 2000, il avait une vingtaine de lycées, un centre de langue et une école internationale, Ulugbek International School. Pour des raisons dépassant le cas particulier des écoles, et liées à la détérioration générale de relations turco-ouzbèke2, toutes les écoles ont fermé, et la plupart des enseignants furent expulsés du pays en 2000. Mais bien qu’elles n’aient été opérationnelles que dix ans, ces écoles ont produit nombre d’élites influentes qu’on croise parfois dans diverses administrations ouzbèkes. Au Turkménistan, le mouvement gérait une dizaine de lycées et une université dans la capitale Achkhabad, la seule ouverte à la coopération avec l’étranger. Grâce à ces écoles, la langue turque est désormais très diffusée dans tout le pays. En 2011, l’État turkmène estimant que le pays disposait de suffisamment de nouveaux cadres et élites, il a nationalisé tous les établissements privés gülenistes. Dans les autres pays d’Asie centrale, et malgré la crise majeure de 2013 qui marque l’arrêt total de tout soutien de la diplomatie turque à ces écoles, des dizaines d’établissements fonctionnent encore. Au Kazakhstan, le géant économique d’Asie centrale, une trentaine d’écoles gérées par la société éducative Katev qui émane de la mouvance de Gülen3, et une université privée, Süleyman Demirel, fonctionnent et jouissent d’une relative attractivité auprès de la classe moyenne kazakhe4. Dans l’État voisin du Kirghizstan, la présence du mouvement est encore plus massive. En plus de la trentaine d’établissements de tous niveaux confondus, lycées, écoles primaires, centres de préparation aux concours universitaires, l’université Ala Taoo offre un enseignement supérieur de qualité, et se situe dans la moyenne des universités du Kirghizstan5. Lors de mon dernier passage à Bichkek, en mars 2016, la société qui gère ces écoles, Sebat, avait même des projets de construction de nouveaux établissements. Au Tadjikistan, pays de culture irano-persane, ce qui ne l’empêche nullement d’avoir de très bonnes relations avec la Turquie, Gülen a également des écoles, une demi dizaine de lycées éparpillés sur tout le territoire du pays.

Implantation au Kirghizstan. Document Sebal mars 2016

Insertion des diplomés kirghizes. Document Sebat mars 2016

Nombre d'étudiants dans les écoles gérées par Sebal, mars 2016

Nombre d’étudiants dans les écoles gérées par Sebat, mars 2016

Implantation géographique de Sebal, mars 2016

Implantation géographique de Sebat, mars 2016

Implantation au Kirghizstan, document communiqué par la direction de l'école, mars 2016

Implantation au Kirghizstan, document communiqué par Sebat en mars 2016

En Fédération de Russie, il y avait jusqu’au début de la décennie 2000 plusieurs établissements au Bachkortostan, au Tatarstan, et dans certaines villes de Transcaucasie, notamment à Naltchik et Maïkop. À Moscou et à Saint-Pétersbourg, la revue DA, Diyalog Avrasya qui émanait de la vitrine intellectuelle du mouvement Gülen, la fondation des écrivains et des journalistes de Turquie (Türkiye Gazeteciler ve Yazarlar Vakfi), avait une forte présence sous forme de colloques et de conférences entre universitaires et intellectuels turcs et russes. Par crainte que cette présence güleniste ne ravive les sentiments panturquistes chez les peuples turciques de la Fédération de Russie, Tatars, Bachkirs, et autres, Poutine dès son accession au pouvoir en 2000 a discrètement mis fin à tous ces établissements. Dans les républiques du sud Caucase, en Géorgie mais surtout en Azerbaïdjan, il y a toujours de très nombreux établissements fondés par des disciples de Fethullah Gülen. En Géorgie, le réseau des 6 lycées qui se trouvent à Tbilissi, Batoumi et Koutaïssi, est complété par l’université de la Mer Noire, Black Sea University, qui compte parmi les membres de son comité d’administration une académicienne pas comme les autres, Giuli Alasania, la mère de l’ancien président Mikhaïl Saakashvili. Enfin, s’il y a un pays de l’ex URSS où le mouvement de Gülen est fort et structuré, et où se concentrent les plus vives attaques contre les avoirs de Gülen, c’est l’Azerbaïdjan. Dans ce pays à nul autre comparable par son importance politique et stratégique pour la Turquie dans la zone, le mouvement de Gülen avait et a encore une forte influence. Outre les dizaines d’écoles privées et l’université du Caucase, qui sont toujours opérationnelles mais avec un nouveau statut depuis 2013, le mouvement disposait encore récemment d’un journal, d’une radio et même d’une chaîne de télévision. Au total, depuis la fin de l’URSS, le renouvellement des élites dans ces pays du Caucase et d’Asie centrale été possibles en partie grâce à la contribution des écoles gülenistes qui dispensent un enseignement moderne, séculier, élitiste, en anglais et en turc.

Le collège Bosphore, Sénégal, 2013

Le collège Bosphore, Sénégal, 2013

Loin de l’espace post soviétique, l’Afrique mérite une mention spéciale. La présence de Gülen et le combat que lui livre le gouvernent turc se posent de la même manière sur ce terrain. Si la diplomatie turque a toujours été traditionnellement influente au nord, c’est grâce à la mouvance de de Gülen que le pays a pu s’implanter dans la partie subsaharienne. Elle a pu ainsi grâce aux réseaux de Gülen, écoles et entreprises, ouvrir de nouvelles ambassades dans des pays où elle était autrefois absente. En Afrique du Sud, au Sénégal, au Kenya et bien sûr dans la Corne de l’Afrique, comme dans d’autres pays, des dizaines d’écoles gülenistes ont été implantées et ont facilité par la suite l’établissement de relations diplomatiques, l’ouverture d’ambassades, l’inauguration de nouvelles connexions aériennes pour Turkish Airlines (voir notre Dipnot du 20 janvier 2013)6.

Ces investissements massifs en Asie, en Afrique et ailleurs, depuis le début de la décennie 1990, commencent à payer. Près de 25 ans plus tard, la force la plus vive du mouvement réside dans cette génération Gülen que ces écoles et business ont formée. Souvent issue des élites, y compris gouvernantes, comme dans certains pays d’Afrique et d’Asie centrale, cette génération Gülen a investi des postes de pouvoir un peu partout, si bien qu’il sera difficile à Erdoğan de mener totalement à bien sa guerre contre les réseaux gülenistes.

En quoi le coup d’État manqué annonce la fin du mouvement en Turquie mais pas à l’étranger ?

La salle de réception de l'école Yavuz Selim, Sénégal, 2013

La salle de réception de l’école Yavuz Selim, Sénégal, 2013

Déjà au lendemain du clash entre Gülen et Erdoğan en décembre 2013, la diplomatie turque a adopté une attitude neutre vis-à-vis du mouvement Gülen, voire dans certains cas a cherché à lui nuire. On se souvient que juste après la crise, Erdoğan s’est rendu en Azerbaïdjan où il a ouvertement demandé aux autorités azerbaïdjanaises de se méfier du mouvement qu’il a qualifié de « secte des assassins » en référence au mouvement de Hassan al Sabbah7. Dans d’autres pays, lors de ses visites en Afrique, ou en Albanie, Erdoğan a tenu le même discours de mise en garde. Au Kurdistan irakien où le mouvement gère une grande université et plusieurs écoles, le président turc dont les relations avec Barzani sont excellentes, a expressément demandé à son homologue de fermer les écoles. Dans tous les pays où il s’est rendu depuis décembre 2013 Erdoğan a prêché contre le mouvement de Gülen et cette croisade contre ses alliés d’hier devenus ses ennemis ne fait que s’accélérer depuis le coup d’état manqué du 15 juillet derrière lequel le gouvernement turc voit Gülen et ses soutiens américains.

Cette guerre contre les réseaux gülenistes dans le monde entier prend donc une nouvelle vigueur depuis le 15 juillet. Qu’est ce qui a changé depuis la campagne de répression lancée au lendemain de la crise de décembre 2013 ? Les deux campagnes n’ont pas la même portée car au fond elles n’ont pas été déclenchées par les mêmes motifs. En décembre 2013, Erdoğan s’attaque aux réseaux gülenistes parce que des « infiltrés » dans la police et la justice ont révélé des affaires de corruption dans lesquelles le pouvoir officiel est impliqué. La conjoncture est favorable aux gülenistes qui se drapent de l’étendard des défenseurs de la démocratie et des chevaliers de la lutte contre la corruption. D’ailleurs, en Asie centrale où la corruption est une maladie endémique, les barons du mouvement de Gülen ont présenté la crise en Turquie comme une simple affaire de combat contre la corruption. Mais le coup d’État de juillet 2016, même si des preuves tangibles d’implication des gülenistes n’ont toujours pas été apportées, est d’une autre nature. Il s’agit du premier coup d’État sanglant, où près de trois cents personnes ont perdu la vie et qui a failli mettre tout le pays à feu et à sang. Aussi, même si le mouvement de Gülen dément toute implication, il ne peut être complètement innocenté. Le crime lui est déjà imputé, et le mouvement aura du mal à s’en défendre. Pour autant, Erdoğan aura tout autant de mal à saper les bases étrangères du mouvement et à obtenir la liquidation du mouvement comme il l’a entrepris en Turquie. Car dans nombre de pays où le mouvement de Gülen a essaimé, ses partisans font désormais suffisamment partie de la société d’accueil et de ses élites au pouvoir et échappent au contrôle direct ou indirect d’Ankara.

Quel avenir attend le mouvement de Gülen dans quelques pays ?

Si l’ampleur des purges contre le mouvement Gülen en Turquie où ses sources de financement sont asséchées ne laisse pas de doute sur sa disparition imminente, il n’est pas certain que le rêve d’Erdoğan de le démanteler à l’étranger puisse se réaliser. Les autorités des pays où il est actif et influent ne voudront et nous pourront se plier aux demandes insistantes de la Turquie de mettre fin au fonctionnement des institutions gülenistes, même si certains pays ont déjà satisfait les demande d’Erdoğan, comme le Pakistan et partiellement l’Azerbaïdjan. Pour certains pays, il est hors de question de fermer ces écoles, vitales dans un contexte de système éducatif public défaillant et les injonctions turques ne sont pas perçues autrement que comme une insultante et humiliante ingérence dans leurs affaires intérieures. Ainsi, le président du parlement albanais, avait fait clairement savoir à Erdoğan que son pays ne pouvait pas accepter un tel interventionnisme de la part de la Turquie dans ses affaires, y compris pour exiger la fermeture d’écoles jugées subitement dangereuses. Similaire avait été la réaction des autorités du Kurdistan irakien qui, invoquant leur souveraineté, ont refusé de fermer les écoles de Gülen malgré les très bonnes relations entre Barzani et Erdoğan. Plus récemment, après la tentative de putsch, le Kazakhstan et le Kirghizstan, soumis à une forte pression turque, et bien qu’en bons termes avec Erdoğan, ont fait savoir que leurs écoles gülenistes ne fermeraient pas.

senegal2013_06Ailleurs, c’est la raison économique et pratique qui prime dans le refus d’obtempérer avec Ankara. En tant qu’établissements modernes de qualité, dotés de très bons outils pédagogiques, les écoles sont d’une grande utilité pour certains pays comme le Tadjikistan, le Kirghizstan et même le Kazakhstan qui dispose pourtant de ressources considérables pour investir dans l’éducation si tant est qu’il en ait la volonté politique. Dans certains pays d’Afrique, ce sont les élites qui envoient leurs enfants dans ces écoles et leur fermeture nuirait à leurs intérêts personnels autant que nationaux.

Quand bien même il y aurait la volonté politique de fermer ces écoles, la mise en œuvre de telles mesures serait difficile et dangereuse. Car fermer les écoles et saisir les biens ne règlerait en rien la question fondamentale du devenir de la génération Gülen dans ces pays. On parle ici de dizaines de milliers de cadres, formés dans ces écoles depuis un quart de siècle. Bannir ces écoles reviendrait à punir ses usagers qui au regard de la loi locale n’ont rien fait de répréhensible puisque tous les établissements étaient et sont sous la tutelle des ministères de l’éducation. Ainsi, pour certains pays, notamment dans l’ex URSS, fermer les écoles engendrerait plus de problèmes que de les maintenir. En même temps on est parfaitement conscient que les autorités turques feront pression par chantage, en mettant dans la balance les relations bilatérales contre le démantèlement du réseau Gülen.

Cela dit, si l’expression de « réseau Gülen » est pertinente en Turquie, voire aux États-Unis, elle ne l’est pas toujours dans les pays d’Asie centrale où de fait les écoles ont été dans une large mesure nationalisées, pour éviter exactement ce qu’il leur est reproché en Turquie. En effet, depuis longtemps les élites centrasiatiques se sont de fait prémunies contre le pouvoir d’infiltration, de déstabilisation et de politisation souterraine du mouvement qui relèvent d’une querelle turco-turque et ne sauraient se reproduire dans les pays de l’ex URSS. En effet, le mouvement de Gülen n’a jamais atteint la capacité d’infiltration qu’il a pu avoir dans les structures de l’État grâce à son alliance avec l’AKP en Turquie. Sous étroite surveillance depuis leur premier jour en Asie centrale et dans le Caucase – et on peut extrapoler en Afrique – ces écoles opèrent à découvert pour les organes de renseignement locaux. La crainte d’endoctrinement a forcé les gülenistes à renoncer à toute forme de prosélytisme ouvert. Désormais nationalisés, certains établissements ont perdu une partie de leur caractère turc, puisque ils sont financés et gérés localement. Ainsi, au Kazakhstan dont les autorités ont poliment répondu à Erdoğan que les écoles ne fermeront pas, les établissements gülenistes se sont suffisamment localement enracinés pour s’autofinancer et s’autogérer, à l’abri des pressions turques.

Conclusion

Depuis décembre 2013 mais plus encore depuis le 15 juillet 2016, Erdoğan mène une guerre impitoyable contre le mouvement Gülen partout où ce dernier est présent, tout particulièrement dans les Balkans, et dans les États post soviétiques d’Asie centrale et du Caucase mais aussi en Afrique et au Moyen Orient. La concentration des attaques dans ces pays vient du fait que la Turquie y dispose de plus de moyens de pression. Mais aussi et surtout parce que c’est dans cet espace géographique que la mouvance de Gülen est la mieux implantée, notamment en Azerbaïdjan, au Kirghizstan et au Kurdistan irakien où les établissements de Gülen ont su se rendre indispensables grâce à leur services éducatifs prisés des élites. Conscient de cet état de fait, le président Erdoğan n’en a pas moins chargé la diplomatie turque de saper les bases étrangères du mouvement de Gülen partout où c’était possible. Cette insistance qui ne répond à aucune rationalité repose tout de même sur deux logiques. En premier lieu, il y a la conviction, voire la paranoïa, que l’enracinement à l’étranger du mouvement peut à terme germer à nouveau en Turquie malgré la répression. La deuxième logique vise à montrer à l’opinion turque que l’ennemi Gülen est à l’étranger, au service des puissances étrangères, notamment des États-Unis et qu’il œuvre contre les intérêts de la nation. D’où l’urgence et la nécessité de l’éradiquer, y compris sur ce nouveau terrain d’affrontement, bien plus délicat, puisqu’il engage l’avenir tout entier de la Turquie, comme nous le verrons dans un prochain article.

  1. Par son pragmatisme, le comportement de la diplomatie kémaliste vis-à-vis du mouvement de Gülen au début de la décennie 1990 peut être comparée à l’attitude de la France vis-à-vis des écoles et congrégations missionnaires jésuites en Afrique et au Moyen Orient durant les années 1920-1930. Dans les deux cas, les États, pourtant attachés à une laïcité stricte dans leur pays n’ont pas hésité par intérêt à apporter leur concours sur le terrain extérieur à des groupes religieux dont ils combattaient l’influence à l’intérieur.
  2. Les relations entre la Turquie et l’Ouzbékistan sont en crise depuis presque les premiers temps de l’indépendance ouzbèke. L’exil en Turquie de deux éminents opposants ouzbeks, Muhammad Salih et Abdurrahim Polatov, à la tête des partis politiques Erk et Birlik, sont au cœur de ces mauvaises relations bilatérales. Refusant de les extrader, la Turquie résiste aux pressions de Tachkent dont le président continue de se méfier de la politique turque en Asie centrale. Aussi, la fermeture des écoles de Gülen en 2000 s’inscrivait dans une politique générale d’hostilité vis-à-vis de la Turquie.
  3. Voir le site de la société KATEV  qui gère tous les établissements de Gülen au Kazakhstan, http://katev.kz/kk/
  4. Voir site de l’université Süleyman Demirel à Almaty : http://sdu.edu.kz/en/
  5. Voir le site de la société Sebat qui gère toutes les écoles turques au Kirghizstan : http://www.sebat.edu.kg/
  6. Gabrielle Angey, «La recomposition de la politique étrangère tuque en Afrique subsaharienne », Notes de l’IFRI, mars 2014, URL : a http://www.ifri.org/fr/publications/enotes/notes-de-lifri/recomposition-de-politique-etrangere-turque-afrique-subsaharienne
  7. Hassan al Sabbah (1036- 1124), surnommé « le vieux de la montagne », est connu dans l’histoire de l’islam pour avoir fondé une secte et un État d’une rare violence et d’un indescriptible fanatisme, alimentés par les enseignements de l’islam chiite ismaélien. L’expression secte des assassins est devenue surtout un anathème dont les uns et les autres s’accusent mutuellement.

Bayram Balcı

Bayram BALCI est diplômé en science politique et civilisation arabo‐ islamique des Sciences Po Grenoble et Aix en Provence. Sa thèse de doctorat portait sur les mouvements islamistes turcs et leurs activités missionnaires en Asie centrale post-soviétique. Boursier Jean Monnet à l’Institut universitaire européen de Florence, il a poursuivi ses recherches post-doctorales sur les communautés centrasiatiques installées en Arabie Saoudite, dans leur contribution à la réislamisation de l’Asie centrale. Chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul, il a mis en place son homologue à Bakou pour les études caucasiennes et travaillé sur les relations entre chiisme et sunnisme en Azerbaïdjan et en Iran. De 2006 à 2010, il a dirigé l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFEAC) à Tachkent. De décembre 2012 à septembre 2014, il a été chercheur invité à la Carnegie Endowment for International Peace, à Washington DC. Ses recherches actuelles portent sur les relations entre islam et politique dans l’espace post-soviétique et sur la Turquie dans son environnement régional, Caucase, Asie centrale, Moyen-Orient.

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